Un texte que j'avais écrit sur le thème "Concombres et cacahuètes".


Comme j’ai absorbé la cacahuète…

L’été est la saison des promesses. Une pause avant le branle-bas de combat, avant la lutte contre la grisaille, la routine et le temps.
On se retrouve chaque année dans la maison familiale de notre pote Christine. Dans notre cocon de soleil, nous oublions les rumeurs du monde. On sourit, on gesticule, on a chaud, on rit, on hurle, on se goinfre.
La fraîcheur des condiments apaise les brûlures infligées tout au long de l’année. C’est l’été qui s’invite dans nos bouches. Tout est oublié. Nous attendons les bouffes du mois d’août avec impatience. C’est Christine qui s’y colle, spécialiste de la cuisine « lounge, d’jeun’s, staïle, éditions Marabout ». Elle ose tout, mélange tout, tyran des fourneaux. Notre petite toque rose refuse toute aide, craignant de devoir supporter nos réflexions sur ses excentricités culinaires. Elle sait qu’on aime ça, même si notre estomac palpite à l’arrivée de chaque plat, car nous aimons les surprises, même les fiascos.
Cet été, Christine a encore eu une idée incongrue. Spécialiste des petites facéties culinaires comme le flan aux airelles et nutella, le poulet pastis-gruyère, elle nous a sorti la salade exotique. Curieusement, elle a laissé de côté son audace, la salade est d’une simplicité inquiétante. Mais je découvre qu’un étranger s’est lové dans la banale salade, mes habitudes gastronomiques estivales sont bouleversées. Une cacahuète. Des cacahuètes. Des cacahuètes dans la salade. Glissées sensuellement entre les tranches de concombre, elles révèlent le parfum d’une terre lointaine.

L’arachide tambourine dans ma bouche. Symphonie sur ma langue, les morceaux de cacahuètes dégagent une poussière de soleil. La terre ocre du sol brûlant se mélange à ma salive, le liquide ambre parcourt mon corps en imprégnant mes artères de la saveur puissante. Elle grandit en moi. Elle s’impose jusque dans mon esprit. Alors, des baobabs imposants découpent le ciel feu. Les flammes marquent les battements de mon cœur affolé. Mes pieds caressent le sol aride, l’herbe sauvage craque. J’entends des chants suaves, cadencés par la marche des couleurs brûlantes devant mes yeux. Je respire des rêves ardents, cramoisis. Je sens la terre. Elle m’absorbe. Comme j’ai absorbé la cacahuète. Elle me digère. Mes sensations explosent, je sens la flamme originelle s’épanouir, offrir un espace infini d’images sincères, essentielles. C’est chaud, c’est violent et doux à la fois. C’est vivant !
Puis, le calme. La sérénité après l’expérience explosive.

Une tranche de concombre passe dans mon gosier. C’est con un concombre. Et pourtant, cette vague de fraîcheur me permet de déguster une parcelle de temps immobilisé avant l’absorption d’une deuxième cacahuète. Le repos avant le doux bouillonnement.
Mon assiette terminée, je reprends mes esprits. L’Afrique n’est plus qu’une légère saveur au coin de ma langue. Les concombres la recouvrent de leur fadeur. Elle résiste. Jusqu’à la fin du repas, les cacahuètes supplantent tous les mets avalés.
Christine remarque ma drôle d’expression. Aucune de ses prestations culinaires ne m’avait laissé dans cet état. Je lui souris pour la rassurer. Ses yeux noisette m’interrogent. J’ai la sensation qu’elle comprend mon état d’urgence. Les flammes ardentes sont-elles visibles dans mon regard ? Je n’ose pas lui révéler le voyage qu’une… Qu’une petite cacahuète m’a fait faire. Suis-je fou ? Au moment du verdict, tous mes potes expriment leur enthousiasme pour cette « banale » salade.
« Le mariage concombres/cacahuètes, quelle bonne idée ! »
« Je n’y aurais jamais pensé ! »
« Et on découvre les cacahuètes cachées dans le concombre, c’est rigolo ! »
Dans ce flot de banalités, je ne peux m’empêcher de lâcher la pire de toutes : « c’est une invitation au voyage ! ». S’en suit une conversation sur l’arachide, la pousse des cacahuètes et le beurre de cacahuètes. La cacahuète vole la vedette au concombre. C’est triste un concombre.

J’ai besoin de me retrouver. Je quitte la tablée pour faire quelques pas un peu plus loin dans le jardin. Christine me rejoint.
-« L’exotisme te plaît ? »
J’esquisse un sourire moqueur.
-« Tu sais, c’est comme si… Ah ! C’est comme si je m’étais ressourcé. Se ressourcer dans une salade, c’est dingue, hein ? Une cacahuète qui te fait vivre des sensations inédites ! Y avait du cannabis dans la salade ?
- Je suis contente…
- Ah, apparemment, oui, y en avait…
- C’est vrai, Je suis contente que ma salade t’ait transporté…
- Ha ha ha ! C’est surréaliste !
- Non, ce que tu as ressenti, ce flux d’images, de…
- Quoi ?! Toi aussi tu as vécu ça ?
- Oui… »
Le silence qui suit n’est même pas gênant. Christine me laisse le temps de rassembler mes pensées, de mettre un semblant d’ordre dans cette confusion absurde et moi je prends le temps de paniquer, naturellement.
Christine reprend la conversation, elle sait ce qu’il se trame dans ma petite caboche.
-« J’ai ramené moi-même ces cacahuètes d’Afrique. Elles ont une histoire. »
Abasourdi par la situation irréelle, je m’assois dans l’herbe, Christine accompagne mon mouvement.
Je veux connaître le secret surnaturel de ces cacahuètes, alors je continue à parler :
-« Tu veux dire que ces cacahuètes ont des propriétés euh… « magiques » ?!
- Oui, une sorte d’envoûtement… Lorsqu’elles ont poussé, elles ont recueilli dans la terre les éléments essentiels.
- « Eléments essentiels » ?
- Oui, le rythme du continent, les couleurs de son temps, les parfums naturels, le souffle de la vie, tous ces éléments essentiels qui nous permettent de rester vivant, de donner un sens à l’existence. »
Je comprends à présent l’immensité de la cacahuète. En la croquant, j’ai exploré la vie, pulvérisé la notion du temps, savouré le kaléidoscope de l’éternité.
La bête salade d’un été m’aide à affronter les nombreuses années de ma vie. Je suis rechargé. Pourquoi nos amis n’ont-ils rien ressenti ? Peut-être parce que notre vision du monde et de la vie est autre. Nous n’avons pas de chemin tracé. Nous refusons le pack « vie prédéfinie » incluant les options « maison », « chien », « enfants », « scénic ».
Un lien intime nous unit désormais, Christine et moi, c’est une cacahuète, élément primordial de l’été de notre vie.